SUR LA RECEVABILITÉ de la requete No 21422/93 présentée par Hediye TANRIBiLiR contre la Turquie La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 28 novembre 1994 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président A. WEITZEL F. ERMACORA E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS Mme G.H. THUNE MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.P. PELLONPÄÄ B. MARXER G.B. REFFI M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS J. MUCHA E. KONSTANTINOV D. SVÁBY G. RESS M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 6 février 1993 par Hediye Tanribilir contre la Turquie et enregistrée le 24 février 1993 sous le N° de dossier 21422/93 ; Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 24 septembre 1993 et les observations en réponse présentées par la requérante le 5 janvier 1993 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT La requérante, ressortissante turque, née en 1944, réside dans le village de Düzova, Cizre (Turquie). Dans la procédure devant la Commission, elle est représentée par Maître Hasip Kaplan, avocat au barreau d'istanbul. Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Le 8 septembre 1990, à 1h00 du matin, le fils de la requérante, Abdurrahim Tanribilir (A.T.), fut appréhendé par la gendarmerie. Son identité avait été dévoilée par un membre du PKK (parti ouvrier kurde - mouvement armé séparatiste) qui s'était rendu à la gendarmerie. Il lui fut reproché d'avoir porté aide aux militants du PKK. Le même jour, vers 2h 30 du matin, A.T. fut conduit à la direction de la sûreté de Cizre. La police refusa de recevoir tout de suite A.T. au motif qu'il n'y avait plus de cellule disponible pour le garder cette nuit là. A.T. fut ramené au poste de gendarmerie, vers 3h30, afin d'y passer la nuit. La cellule du prévenu fut inspectée en dernier vers 4h20. Lors du contrôle suivant, qui eut lieu vers 5h00, le gendarme surveillant trouva le fils de la requérante pendu. Le jour du 8 septembre 1990, le procureur de la République de Cizre se rendit sur les lieux et interrogea quatre gendarmes en qualité de témoins. Par ailleurs, trois médecins légistes procédèrent à une autopsie sur le corps du défunt. Un procès-verbal détaillé fut dressé à cet égard par le procureur. La requérante fut informée que son fils s'était suicidé dans sa cellule, quelques heures après son placement en garde à vue. Le 19 septembre 1990, la requérante porta plainte auprès du parquet de Cizre contre les responsables de la garde à vue de son fils. Le 24 septembre 1990, le procureur de la République et un juge de la paix effectuèrent un transfert sur les lieux et entendirent de nouveaux les témoins. A l'issue de l'instruction préparatoire, par ordonnance du 3 octobre 1990, le procureur de la République reprocha aux quatres gendarmes responsables de la garde à vue de A.T. d'avoir causé la mort d'un tiers par imprudence (faute professionnelle), délit prévu à l'article 455 du Code pénal turc. Cependant, le procureur de la République de Cizre se déclara incompétent à cet égard, en application du décret loi n° 285, pour poursuivre les prévenus. Il renvoya le dossier devant la sous-préfecture de Cizre afin que celle-ci mène une instruction préliminaire pour le délit d'homicide par imprudence . Par ailleurs, toujours le 3 octobre 1990, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu pour ce qui est de l'homicide volontaire reprochée aux gendarmes. Il constata que A.T. avait déchiré les manches de sa chemise pour en préparer une corde et s'était pendu dans sa cellule. Il constata que A.T. était un membre actif du PKK et s'était suicidé afin de ne pas révéler les secrets de cette organisation. Selon le procureur, aucune preuve contenue dans le dossier ne révélait que les prévenus (les gendarmes en question) avaient tué A.T.. Suite à l'opposition formée par la requérante, le président de la cour d'assises de Siirt annula, le 6 novembre 1990, l'ordonnance de non-lieu pour homicide volontaire. Il estima que le parquet n'était pas compétent pour se prononcer sur les éventuelles accusations que les organes administratifs instructeurs pouvaient porter contre les prévenus. Le 23 janvier 1991, le conseil administratif de la sous- préfecture de Cizre rendit une ordonnance de non-lieu à l'égard des quatre prévenus. Il considéra que le défunt s'était suicidé pour ne pas avoir à fournir d'informations au sujet de l'organisation illégale dont il était membre. Il observa qu'une fouille avait été effectuée sur la personne du défunt avant son placement en garde à vue et que les objets dangereux qu'il détenait sur lui avaient été retirés par les gendarmes. Le conseil administratif constata que la cellule du défunt ne se trouvait pas sous la surveillance permanente des gendarmes et que les photos prises ne révélaient aucune marque de mauvais traitement. L'ordonnance du 23 janvier 1991 fut transmise d'office au conseil d'administration du département de Sirnak, sans avoir été notifiée à la requérante. Par ordonnance du 21 février 1991, le conseil administratif de Sirnak confirma l'ordonnance du 23 janvier 1991, considérant que celle- ci avait été rendue conformément aux procédure et loi en vigueur. Par lettre du 20 janvier 1993, l'avocat de la requérante s'informa auprès du président du conseil administratif de Cizre de la suite réservée à sa plainte. Par lettre du 27 janvier 1993, le sous-préfet de Cizre répondit à l'avocat de la requérante que les poursuites engagées contre quatre gendarmes avaient abouti à un non-lieu en date du 23 janvier 1991 et que, par erreur, cette ordonnance n'avait pas été notifiée à la requérante. Le sous-préfet produisit également les copies des ordonnances des 23 janvier et 21 février 1991. GRIEFS La requérante allègue la violation des articles 2 et 3 de la Convention. Elle se plaint de ce que son fils est décédé pendant sa garde à vue, suite à des tortures que les gendarmes lui auraient infligées. La requérante prétend que les gendarmes, qui ont par la suite déclaré que son fils s'était suicidé, ne disent pas la vérité puisque son fils, qui était marié et exerçait le métier de chauffeur de taxi, n'avait aucune raison de se suicider. La requérante prétend que les gendarmes ont interrogé son fils afin de lui extorquer des aveux et des renseignements sur une organisation illégale dont on lui reprochait d'être membre. Elle fait observer que le père du défunt se trouvait détenu à la maison d'arrêt de Diyarbakir et qu'un membre de sa famille avait rejoint les rangs du PKK. La requérante se plaint également de ce que les ordonnances de non-lieu, rendues par des organes non judiciaires et non composés de juristes, ne lui ont pas été notifiées et de ce qu'elle n'a pas eu la possibilité de soumettre sa plainte aux juridictions pénales. Elle fait observer, à cet égard, qu'à l'époque des faits, elle n'a jamais eu connaissance des éléments de preuve dont disposent le parquet et les organes administratifs. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La présente requête a été introduite le 16 février 1993 et enregistrée le 24 février 1993. Le 28 juin 1993, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement et de l'inviter à présenter des observations écrites sur sa recevabilité et son bien-fondé. Le 24 septembre 1993, le Gouvernement a présenté ses observations écrites et a fourni les documents requis. Les observations en réponse de la requérante sont parvenues le 5 janvier 1993. EN DROIT La requérante se plaint de ce que son fils est décédé lors de sa garde à vue dans les locaux de la gendarmerie de Cizre. Elle invoque les articles 2 et 3 (art. 2, 3) de la Convention. Le Gouvernement défendeur excipe d'emblée du non-épuisement des voies de recours internes. Selon le Gouvernement, la requérante aurait, en tout état de cause, pu faire opposition contre l'ordonnance de non- lieu du conseil d'administration de Cizre devant le conseil d'administration de Sirnak, mais aussi demander au parquet de transmettre au conseil d'administration de Cizre le dossier concernant le chef d'accusation d'homicide volontaire. La requérante conteste ces thèses. Elle met particulièrement l'accent sur le fait qu'en l'espèce, la décision du conseil d'administration de Sirnak, confirmant d'office l'ordonnance du non- lieu du conseil sous-préfectoral, est définitive. La Commission rappelle que, s'agissant de traitements qui seraient contraires aux articles 2 et 3 (art. 2, 3) de la Convention, une plainte pénale constitue une voie de recours adéquate et efficace au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention (cf. N° 14116/89 et 14117/89, Sargin et Yagci c/Turquie, déc. 11.5.89, D.R. 61 par. 250 ; N° 21594/93, Ogur c/Turquie, déc. 29.9.94). La Commission observe qu'en l'espèce, la plainte pénale de la requérante a été classée par une ordonnance rendue par le conseil d'administration de la sous-préfecture de Cizre et confirmée, le 21 février 1991, par décision du conseil d'administration du département de Sirnak. Copie de ces décisions a été notifiée à la requérante ultérieurement, suite à la demande de son avocat. La Commission estime dès lors que la requérante n'a pu faire valoir ses griefs devant les autorités judiciaires nationales, alors qu'elle avait utilisé une voie de recours adéquate et efficace en droit interne (N°s 15202-5/89, A. Gürdogan, K. Müstak, B. Müstak, A. Müstak, déc. 12.01.93). Dans ces conditions, on ne saurait opposer à la requérante de n'avoir pas utilisé les voies de recours mentionnées par le Gouvernement défendeur et qui, de l'avis de la Commission, présentent un caractère inadéquat en l'espèce. Par conséquent, l'exception de non-épuisement des voies de recours internes, soulevée par le Gouvernement au regard de l'article 26 (art. 26) de la Convention, ne saurait être retenue. Quant au fond, le Gouvernement défendeur conteste la version des faits donnée par la requérante et souligne les résultats de l'enquête approfondie menée par les autorités nationales concluant au suicide de A.K. Il met l'accent sur le fait que le fils de la requérante se trouvait au poste de gendarmerie en attendant son transfert dans les locaux de la police et n'avait subi aucun interrogatoire, ni mauvais traitements. La requérante soutient en revanche que les faits qui se sont déroulés entre l'arrestation de son fils et son décès survenu dans la cellule n'ont jamais été établis avec précision par les autorités nationales chargées de l'instruction. La Commission a procédé à un examen préliminaire de la requête à la lumière de la jurisprudence des organes de la Convention. Elle estime que la requête pose des questions de fait et de droit suffisamment complexes pour que leur solution relève d'un examen au fond. Dès lors, la requête ne saurait être rejetée comme étant manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. En outre, elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fonds réservés. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)