SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N° 22580/93 présentée par Dominique et Brigitte CONSEIL contre la France __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme (Deuxième Chambre), siégeant en chambre du conseil le 31 août 1994 en présence de MM. S. TRECHSEL, Président H. DANELIUS G. JÖRUNDSSON J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS Mme G.H. THUNE MM. F. MARTINEZ L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO J. MUCHA D. SVÁBY M. K. ROGGE, Secrétaire de la Chambre ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 12 juin 1993 par Dominique et Brigitte CONSEIL contre la France et enregistrée le 3 septembre 1993 sous le N° de dossier 22580/93 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Les requérants sont des ressortissants français. Le premier requérant, né en 1950, est commerçant de profession et se trouve actuellement détenu à la maison d'arrêt de Rouen. La deuxième requérante est sa soeur, née en 1956 et demeurant à Rouen. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été présentés par les requérants peuvent se résumer comme suit. 1) Circonstances particulières de l'espèce Suite à une lettre, adressée par deux anciennes négociatrices du cabinet d'immobilier du requérant, à la direction des services fiscaux de la Seine Maritime, accusant les requérants d'éluder l'impôt sur le revenu et les taxes sur le chiffre d'affaires par la pratique des "dessous de table", les services fiscaux procédèrent à une vérification de la comptabilité des requérants, sans résultats. Les services fiscaux saisirent ensuite, par lettre du 15 avril 1987, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Rouen, lequel demanda une enquête préliminaire. A l'issue de cette enquête, une information fut ouverte des chefs notamment de faux en écritures privées, abus de confiance, publicité mensongère, entrave à la liberté des enchères et les requérants furent placés en garde à vue du 25 au 27 avril 1988. Le requérant fut placé en détention provisoire du 27 avril au 30 septembre 1988, puis remis en liberté sous contrôle judiciaire. La requérante fut, quant à elle, placée sous contrôle judiciaire le 27 avril 1988. Par ordonnance en date du 1er mars 1990, les requérants furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Rouen des chefs des infractions précitées. Par jugement en date du 29 novembre 1990, le tribunal, se fondant notamment sur des témoignages, des aveux et des pièces du dossier établi par les enquêteurs, déclara les requérants coupables d'avoir commis, courant 1987 et 1988, les délits de complicité de faux par établissement de doubles compromis, faux en écritures privées, complicité d'infraction à la législation sur les agents immobiliers, de publicité mensongère et d'abus de confiance. Ils furent condamnés respectivement à trois ans d'emprisonnement et 500.000 francs d'amende pour le premier et à quinze mois d'emprisonnement avec sursis et 30.000 francs d'amende pour la seconde. Celle-ci fut, par ailleurs, relaxée du délit d'abus de confiance au motif qu'elle exécutait les directives du requérant et "qu'il n'(était) pas suffisamment démontré qu'en agissant ainsi, elle avait conscience d'abuser la confiance des clients". Le ministère public et les requérants firent appel de ce jugement. Par lettres du 20 mars 1991, les requérants signalèrent au président de la cour d'appel et à l'avocat général, que leur plaidoirie serait de l'ordre de trois heures et les informèrent de ce qu'ils faisaient citer "un nombre important de témoins", dont un témoin essentiel qui, ainsi qu'ils le précisèrent dans la lettre adressée à l'avocat général, n'avait pu être entendu devant le tribunal correctionnel. Du 2 au 4 avril 1991, des citations à comparaître furent délivrées à onze témoins pour l'audience fixée le 16 avril 1991. Suite à un renvoi, l'audience eut lieu le 17 septembre 1991. Par arrêt en date du 28 octobre 1991, dans lequel il n'est fait aucune référence aux témoins cités par la défense, la cour d'appel de Rouen adopta les motifs des premiers juges et confirma la culpabilité et les peines d'emprisonnement et d'amende des requérants, sauf en ce qui concerne l'abus de confiance reproché à la seconde requérante, qui fut condamnée de ce chef. La cour d'appel estima en effet que "les éléments du dossier (avaient) fait apparaître que la prévenue avait étroitement participé aux faits d'abus de confiance commis par (le requérant) et devait en conséquence être retenue comme co-auteur de ces délits". Les requérants formèrent un pourvoi en cassation, à l'appui duquel ils invoquèrent notamment la violation de l'article 6 par. 3 d) de la Convention. Selon eux, les droits de la défense avaient été méconnus dans la mesure où la cour d'appel n'avait pas entendu les onze témoins cités à comparaître par la défense et présents dans la salle d'audience. Les requérants contestèrent également le fait que les délits qui leur étaient reprochés fussent constitués en droit français et alléguèrent qu'"en se bornant à faire une référence vague aux éléments du dossier (...), la cour d'appel n'a(vait) donné aucune base légale à la déclaration de culpabilité" de la requérante pour abus de confiance. Par arrêt de la chambre criminelle en date du 14 décembre 1992, la Cour de cassation rejeta le moyen tiré de l'article 6 par. 3 d) de la Convention au motif qu'"il ne résult(ait) ni de l'arrêt ni d'aucune conclusion que la cour d'appel ait été saisie d'une demande d'audition de témoins dans les conditions prévues à l'article 513 du Code de procédure pénale", qui prévoit que les témoins ne sont entendus que si la cour d'appel a ordonné leur audition. Par ailleurs, la Cour de cassation rejeta les autres moyens, considérant notamment que : "les énonciations de l'arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, par des motifs exempts d'insuffisance, a caractérisé en tous leurs éléments constitutifs, tant matériels qu'intentionnel, les délits de faux en écriture privée et complicité, d'infraction à la législation sur les agents immobiliers, de publicité mensongère et d'abus de confiance dont elle a déclaré les prévenus coupables ; d'où il suit que les moyens qui se bornent à remettre en question l'appréciation souveraine, par les juges du fond, des faits et circonstances de la cause contradictoirement débattus devant eux, ne sauraient être accueillis". 2) Dispositions légales pertinentes Article 513 du Code de procédure pénale : "L'appel est jugé à l'audience sur le rapport oral d'un conseiller ; le prévenu est interrogé. Les témoins ne sont entendus que si la cour a ordonné leur audition." (...) Article 444-3 du Code de procédure pénale : "Peuvent également, avec l'autorisation du tribunal, être admises à témoigner, les personnes, proposées par les parties, qui sont présentes à l'ouverture des débats sans avoir été régulièrement citées." Arrêt Randhawa de la Cour de cassation du 12 janvier 1989 : Il résulte de l'article 6 par. 3 d) de la Convention que, "sauf impossibilité, dont il leur appartient de préciser les causes, les juges d'appel sont tenus, lorsqu'ils en sont légalement requis, d'ordonner l'audition contradictoire des témoins à charge qui n'ont à aucun stade de la procédure été confrontés avec le prévenu". GRIEFS 1. Les requérants allèguent que la cour d'appel et la Cour de cassation n'ont pas suffisamment motivé leurs décisions eu égard au délit d'abus de confiance reproché à la requérante, ce en violation de l'article 6 par. 1 de la Convention. Ainsi, la simple référence aux éléments du dossier ne constitue pas, selon les requérants, une motivation sérieuse. 2. Les requérants soutiennent par ailleurs que les délits pour lesquels ils ont été condamnés n'étaient pas constitués en droit français et que le principe de la légalité des délits et des peines, garanti par l'article 7 de la Convention, a donc été violé. 3. Ils allèguent enfin la violation des paragraphes 1 et 3 d) de l'article 6 de la Convention en ce que la cour d'appel de Rouen n'a pas procédé à l'audition des onze témoins cités par la défense et présents lors de l'audience. A cet égard, ils soulignent que la cour d'appel n'a fait aucune mention dans l'arrêt de la présence de ces témoins à l'audience et n'a aucunement motivé cette absence d'audition. EN DROIT 1. Les requérants se plaignent de ce que la cour d'appel et la Cour de cassation n'ont pas suffisamment motivé leurs décisions, notamment à propos du délit d'abus de confiance reproché à la requérante, et allèguent sur ce point la violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. L'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention prévoit que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle." La Commission rappelle tout d'abord que, selon une jurisprudence constante de la Commission, la conformité d'un procès aux exigences de l'article 6 (art. 6) s'apprécie sur la base d'un examen d'ensemble de la procédure. Elle note par ailleurs que "l'absence de motivation d'une décision judiciaire peut mettre en jeu le droit à un procès équitable. L'article 6 par. 1 (art. 6-1) n'exige cependant pas que, dans sa motivation, le juge qui dispose en la matière d'un certain pouvoir discrétionnaire, traite de tous les arguments à lui soumis par les parties" (cf. No 10857/84, Bricmont c/Belgique, déc. 15.7.86, D.R. 48 p. 106). En l'espèce, la Commission constate que le tribunal correctionnel a relaxé la requérante du délit d'abus de confiance au motif "qu'il n'(était) pas suffisamment démontré qu'en agissant ainsi, la requérante avait conscience d'abuser la confiance des clients". La cour d'appel, en revanche, a déclaré la requérante coupable de ce délit au motif que "les éléments du dossier (avaient) fait apparaître que la prévenue avait étroitement participé aux faits d'abus de confiance commis par (le requérant) et devait en conséquence être retenue comme co-auteur de ces délits". La Cour de cassation, pour sa part, a considéré que le moyen tiré du défaut de motivation de la cour d'appel sur ce point se bornait à "remettre en question l'appréciation souveraine, par les juges du fond, des faits et circonstances de la cause contradictoirement débattus devant eux". Au vu de ce qui précède, la Commission considère que les juridictions nationales ont suffisamment motivé leurs décisions au regard des exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) et estime que les requérants n'ont pas étayé leurs allégations selon lesquelles leur cause n'aurait pas été entendue équitablement devant la cour d'appel et la Cour de cassation. La Commission n'aperçoit dès lors aucune apparence de violation du droit à un procès équitable au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 2. Les requérants soutiennent par ailleurs que les délits pour lesquels ils ont été condamnés n'étaient pas constitués en droit français et que le principe de la légalité des délits et des peines, garanti par l'article 7 (art. 7) de la Convention, a donc été violé. Ils prétendent ainsi avoir été condamnés à tort pour délit de faux, dans la mesure où ce délit n'est constitué en droit français que lorsqu'un préjudice a été causé, ce qui selon eux n'était pas le cas ici. De même, ils soutiennent que les délits d'abus de confiance et de publicité mensongère n'étaient pas constitués à leur égard au sens du droit français. L'article 7 par. 1 (art. 7-1) dispose : "Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international..." La Commission rappelle tout d'abord qu'il n'y a pas violation de l'article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention lorsque "les actes reprochés au requérant correspondent objectivement à la définition d'une infraction par le droit national en vigueur et que les tribunaux n'ont pas dépassé les limites d'une interprétation raisonnable de celui-ci" (cf. No 9870/82, déc. 13.10.83, D.R. 34 p. 208). En l'espèce, la Commission relève que les délits pour lesquels les requérants ont été condamnés sont prévus par le Code pénal français et que les peines encourues par les requérants ont donc une base légale en droit français. En outre, la Commission note que cette base légale répond aux exigences d'accessibilité et de prévisibilité nécessaires au regard de la Convention. En outre, la Commission constate qu'il n'y a dans le cas d'espèce rien d'arbitraire dans la décision prise par les tribunaux internes. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 3. Les requérants allèguent enfin la violation des paragraphes 1 et 3 d) de l'article 6 (art. 6-1, 6-3-d) de la Convention en ce que la cour d'appel de Rouen n'a pas procédé à l'audition des onze témoins cités par la défense et présents lors de l'audience et en ce qu'elle n'a aucunement motivé cette absence d'audition. La Commission considère qu'en l'état actuel du dossier, elle n'est pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ce grief et juge nécessaire de porter cette partie de la requête à la connaissance du gouvernement français en application de l'article 48 par. 2 b) de son Règlement intérieur. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, AJOURNE L'EXAMEN DU GRIEF des requérants tiré de l'article 6 par. 3 d) (art. 6-3-d) de la Convention ; DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour le surplus. Le Secrétaire de la Le Président de la Deuxième Chambre Deuxième Chambre (K. ROGGE) (S. TRECHSEL)