SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N° 31362/96 présentée par Mohamed ACHBAB contre la France La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 23 janvier 1997 en présence de M. S. TRECHSEL, Président Mme G.H. THUNE Mme J. LIDDY MM. E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.-C. SOYER H. DANELIUS F. MARTINEZ L. LOUCAIDES J.-C. GEUS B. MARXER M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS J. MUCHA D. SVÁBY G. RESS A. PERENIC C. BÎRSAN P. LORENZEN K. HERNDL E. BIELIUNAS E.A. ALKEMA M. VILA AMIGÓ Mme M. HION M. R. NICOLINI M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 3 mai 1996 par Mohamed ACHBAB contre la France et enregistrée le 6 mai 1996 sous le N° de dossier 31362/96 ; Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 9 août 1996 et les observations en réponse présentées par le requérant le 25 novembre 1996 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, de nationalité marocaine, est né en 1967 au Maroc. Devant la Commission, il est représenté par Maître Marie-Noëlle Fréry, avocate au barreau de Lyon. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Le requérant est entré régulièrement à l'âge de 14 ans sur le territoire français. Durant son adolescence il fit l'objet de nombreuses poursuites judiciaires ; il fut notamment condamné en date du 30 novembre 1985 par le tribunal de grande instance de Bourg-en-Bresse à huit mois d'emprisonnement pour vols. Le 6 octobre 1986, le requérant fut interpellé pour attentat à la pudeur sur mineur de même sexe. Le 31 décembre 1986, le ministre de l'Intérieur prit à son encontre un arrêté d'expulsion, considérant que la présence du requérant constituait une menace pour l'ordre public. Le 6 novembre 1989, la cour d'assises de l'Ain condamna le requérant à 13 ans de réclusion criminelle pour viol sur mineur avec menaces. Le 7 mai 1996, lors de son élargissement, le requérant fut emmené par la police en vue de son éloignement. Le même jour, le requérant fut assigné à résidence "dans l'attente de la décision de la Commission européenne des Droits de l'Homme et jusqu'au moment où il aura la possibilité de déférer à l'arrêté d'expulsion dont il a fait l'objet". Le 13 mai 1996, le tribunal administratif d'Amiens, ayant constaté qu'aucune décision concernant le pays vers lequel devait être exécutée la mesure d'expulsion n'avait encore été prise, déclara irrecevables les requêtes introduites par le requérant le 3 mai 1996 tendant, d'une part à l'annulation d'une décision du préfet de l'Aisne ordonnant que le requérant soit expulsé au Maroc, d'autre part au sursis à exécution de ladite décision. Atteint de troubles mentaux attestés par des certificats médicaux datés des 26 avril et 6 juin 1996, le requérant est actuellement interné dans un établissement psychiatrique de son département de résidence. Le 17 décembre 1996, le tribunal d'Instance de Bourg-en-Bresse a prononcé la mise sous tutelle du requérant. GRIEFS Le requérant, invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, se plaint que, compte tenu de son état de santé mentale, son éloignement du territoire français constituerait un traitement contraire à l'article 3 de la Convention ainsi qu'une ingérence injustifiée dans son droit au respect de sa vie familiale, en violation de l'article 8 de la Convention. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La requête a été introduite le 3 mai 1996 et enregistrée le 6 mai 1996. Le 6 mai 1996, le Président de la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement français, en l'invitant à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien- fondé. Le même jour, le Président de la Commission a également décidé de faire application de l'article 36 du Règlement intérieur et d'indiquer au Gouvernement qu'il serait souhaitable dans l'intérêt des parties et de la procédure de ne pas procéder à l'éloignement du requérant avant que la Commission ait eu la possibilité de procéder à un plus ample examen de la requête. Cette indication a été renouvelée par la Commission les 4 juillet, 12 septembre, 24 octobre et 5 décembre 1996. Le Gouvernement a présenté ses observations le 9 août 1996, après prorogation du délai imparti, et le requérant y a répondu le 25 novembre 1996, également après prorogation du délai. Le 24 janvier 1997, la Commission a décidé d'accorder au requérant le bénéfice de l'assistance judiciaire. EN DROIT 1. Le requérant se plaint en premier lieu que, compte tenu de son état mental, son éloignement du territoire français équivaudrait à un traitement inhumain et dégradant. Il invoque l'article 3 (art. 3) de la Convention aux termes duquel : "Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants." Le Gouvernement défendeur excipe à titre principal de l'absence de qualité de victime du requérant, les autorités compétentes n'ayant pas encore pris de décision précisant le pays de renvoi. Il indique que c'est pour cette raison que le recours en annulation présenté au tribunal administratif d'Amiens a été déclaré irrecevable, ce dernier ayant constaté que, d'une part, l'arrêté d'expulsion de 1986 ne fixait pas de pays de destination vers lequel le requérant pouvait être éloigné et que, d'autre part, aucune décision de reconduite à la frontière n'avait été prononcée à l'encontre du requérant. Le Gouvernement excipe encore du non-épuisement des voies de recours internes. Lorsqu'une décision administrative d'éloignement du territoire sera prise à l'encontre du requérant, celui-ci devra à ce moment saisir le tribunal administratif d'une demande de sursis à exécution et d'annulation afin d'épuiser les voies de recours, conformément à l'article 26 (art. 26) de la Convention. Le requérant réfute ces thèses en soulignant qu'en droit français, aux termes de l'Ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée, l'arrêté d'expulsion pris à l'encontre d'une personne vaut reconduite à la frontière et peut être exécuté d'office par l'administration. En outre, il n'est nul besoin d'une décision distincte précisant le pays de renvoi. Il indique par ailleurs que les voies de recours dont il dispose ne sont pas assorties du caractère suspensif et n'ont donc pas besoin d'être exercées pour satisfaire aux obligations de la Convention. La Commission rappelle que l'obligation d'épuiser les voies de recours internes se limite à celle de faire un usage normal des voies de recours vraisemblablement efficaces, suffisants et accessibles. Lorsqu'un individu se plaint que son expulsion l'exposerait à un grave danger, les recours sans effet suspensif ne peuvent être considérés comme efficaces (N° 10078/82, déc. 13.12.84, D.R. 41 p. 103 ; N° 12461/86, déc. 10.12.86, D.R. 51 p. 258 ; N° 19776/92, déc. 18.10.93, non publiée, H.L.R. c. France, rapport Comm. 7.12.95, Annexe). En l'espèce, l'acte des autorités de l'Etat mis en cause qui fait grief au requérant est l'arrêté d'expulsion du 31 décembre 1986. Or le Gouvernement n'a pas démontré que la saisine du juge administratif aurait pour effet de suspendre l'exécution de l'arrêté d'expulsion. Dès lors, ce recours ne peut être considéré comme efficace selon les principes de droit international généralement reconnus et l'objection de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait donc être retenue. Le Gouvernement soutient à titre subsidiaire que la requête est dénuée de fondement. Il souligne que pour tomber sous le coup de l'article 3 (art. 3) de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. Et si la Commission n'exclut pas que l'absence de soins adéquats en cas de maladie grave puisse, dans certaines circonstances, constituer un traitement contraire à l'article 3 (art. 3), elle examine notamment si le requérant peut se trouver dans l'impossibilité de se procurer les soins adéquats. En tout état de cause, les faits qui emporteraient la violation de cette disposition doivent être prouvés au-delà de tout doute raisonnable. Le Gouvernement indique à cet égard que le requérant n'évoque ni ne prouve une quelconque impossibilité de se faire soigner dans son pays d'origine ni une quelconque intention du Gouvernement marocain d'infliger au requérant un traitement tel qu'il tomberait sous le coup de l'article 3 (art. 3) de la Convention. Le Gouvernement fait observer par ailleurs que le requérant semble se fonder sur des considérations financières en arguant que l'absence d'accueil familial sur place et de couverture sociale l'empêcheraient d'accéder aux soins. Il observe également que si le requérant est reconnu comme souffrant de troubles mentaux justifiant son hospitalisation, les certificats médicaux produits n'interdisent pas son déplacement éventuel ni son transfert dans un autre établissement. A cet égard, il ne ressort du dossier aucune contre- indication à ce qu'il soit traité dans un établissement de soins marocain. En outre, le Gouvernement souligne que l'expulsion éventuelle du requérant vers le Maroc serait entourée de garanties prises auprès des autorités marocaines quant à son accueil dans un établissement apte à lui dispenser les soins nécessaires. Le requérant indique pour sa part, qu'en cas de renvoi dans son pays d'origine, les possibilités de réhabilitation dans un milieu social étranger s'avère illusoire et que cette mesure s'apparente à un traitement inhumain. La Commission rappelle que les Etats contractants ont, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités y compris la Convention, le droit de contrôler l'entrée, le séjour et l'éloignement des non- nationaux. Elle note aussi que ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l'asile politique (Cour eur. D.H. arrêt Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A n° 215, p. 34, par. 102 et, récemment, arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, p. 21, par. 73, à paraître dans Recueil, 1996). Cependant, d'après la jurisprudence des organes de la Convention, l'expulsion par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l'article 3 (art. 3), donc engager la responsabilité de l'Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé, si on l'expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d'être soumis à un traitement contraire à l'article 3 (art. 3). Dans ce cas, l'article 3 (art. 3) implique l'obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Cour eur. D.H. arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 35, par. 90-91, arrêt Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991 série A n° 201, p. 28, par. 69-70, Vijayanathan et Pusparajah c. France rapport Comm. 5.9.91, Cour eur. D.H., série A n° 241-B, p. 89, par. 89 et arrêt Chahal c. Royaume-Uni précité, p. 21, par. 74). Lorsqu'un Etat contractant éloigne de son territoire un étranger, il engage sa responsabilité, au titre de l'article 3 (art. 3) de la Convention, dans la mesure où il l'expose directement à un risque de traitements contraires à cet article. La Commission rappelle en outre que si les traitements interdits par l'article 3 (art. 3) de la Convention sont ceux qui atteignent un minimum de gravité et si l'appréciation de ce minimum est relative par essence, l'interdiction de tels traitements dans la Convention est absolue en ce sens qu'une personne ne saurait en perdre le bénéfice en raison de son comportement. Les autorités ne sont donc pas déliées des obligations que leur impose cette disposition, même en face d'une attitude délictuelle. Le comportement du requérant, qui a fait l'objet depuis son adolescence de multiples procédures judiciaires, ne saurait le priver de ses droits découlant de l'article 3 (art. 3) de la Convention. Toutefois, la Commission note que les autorités françaises, dans le cas d'un renvoi éventuel, prendront contact avec les autorités marocaines qui seront informées de l'état de santé déficient du requérant ; avant l'expulsion éventuelle toutes les dispositions seront prises pour assurer au requérant un traitement médical approprié dans son pays d'origine. Il apparaît donc que le requérant bénéficiera à son retour d'un traitement médical adapté à son état de santé. Au demeurant, si la qualité ou le type de soins ne sont pas identiques en France et au Maroc, cette différence ne saurait être considérée comme relevant d'un traitement inhumain ou dégradant au regard de l'article 3 (art. 3) de la Convention (cf. N° 28980/95, déc. 7.3.96 non publiée). La Commission relève par ailleurs que le tribunal d'instance de Bourg-en-Bresse a prononcé le 17 décembre 1996 la mise sous tutelle du requérant, prenant ainsi une mesure de protection en sa faveur. D'une façon générale, la Commission arrive à la conclusion, au vu de ces circonstances, que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 2. Le requérant allègue aussi la violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention en ce que son expulsion d'un pays où il a vécu dès son adolescence aboutirait à le séparer de son entourage vital, son cercle social et affectif et constituerait une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale. La Commission constate à cet égard que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours disponibles en droit interne. Il apparaît que le rejet du recours du requérant par le tribunal administratif d'Amiens est susceptible d'appel devant le Conseil d'Etat et, dans le cadre de son recours, le requérant aura la possibilité de faire valoir son grief au titre de l'article 8 (art. 8) de la Convention. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté, conformément aux articles 26 et 27 par. 3 (art. 26, 27-3) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à la majorité, DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE. H.C. KRÜGER S. TRECHSEL Secrétaire Président de la Commission de la Commission